Guovdageaidnu, l’inattendu a son propre nom

Tjena, 

Du vendredi 3 avril au lundi 6 avril 2015, j'ai eu la chance de découvrir le célèbre festival Sami de Kautokeino (Guovdageaidnu en langue Same), organisé tout au Nord de la Norvège, dans la région du Finnmark. Même si l'idée de me rendre à cet événement trottait avec insistance dans mon esprit depuis un moment, dire aujourd'hui que le déroulement de ce voyage était réglé d'avance comme du papier à musique serait osé, pour la simple et bonne raison que je ne savais pas encore comment partir et où dormir un jour avant mon départ. De Rovaniemi à Kautokeino, de la Finlande à la Norvège, de la certitude au doute et de l'espoir au désespoir, rien ne s'est donc vraiment passé comme souhaité, mais tout s'est tout de même bien passé. 


Dès le départ, je réalise que ce voyage ne va pas être aisé. A la gare routière de Rovaniemi, je suis à deux doigts de rater le bus qui doit m'emmener à Enontekiö. Le chauffeur n'a pas mis à jour son affichage numérique et la destination indiquée sur l'écran n'est pas la bonne. Mon salut ne viendra que d'un jeune finlandais se rendant compte du problème avant qu'il ne soit trop tard. Une fois dans le bus, je me faufile pour trouver une place, à moitié énervé, à moitié soulagé. Je me retrouve assis sur la banquette arrière, entouré de 4 Finlandaises : 2 jeunes filles regardant des vidéos enfantines à gauche, et 2 jeunes femmes passant leur temps à rire et ne buvant visiblement pas que de l'eau à droite. En tournant la tête d'un côté à l'autre, je vois 2 illustrations différentes de la Finlande. Et moi, au milieu de tout ça, comment me perçoivent-elles ? 

Rapidement, le contact se noue. Les 2 jeunes femmes disent vouloir aller à Levi pour skier et s'amuser en dehors la ville. Elles semblent surprises quand je dis vouloir me rendre au festival Sami de Kautokeino, de l'autre côté de la frontière
. L'une des deux me demande pourquoi je veux y aller, et si j'y vais seul. Ces deux questions reviendront plusieurs fois au cours du weekend. Je prends le temps de répondre et je dis avec un malin plaisir qu'à mes yeux, voyager seul est le meilleur moyen de ne pas être seul. Je pense ce que je dis, et quelques instants plus tard, comme pour enfoncer le clou, j'ajoute qu'au moment même où je parle, je ne suis pas seul puisque je discute tranquillement, presque amicalement, en leur compagnie. Elles se regardent d'un air curieux, comprennent ce que je veux dire et sourient en retour. Je suis fier de ma réponse.  


Le bus, lui, semble se moquer de nos discussions et file à toute allure vers le Nord. Je me retrouve à quelques kilomètres de la Suède, et forcément, cela me fait quelque chose. Je vois par la vitre des lieux que je connais bien. Je redécouvre certains endroits visités pendant les dernières années, et de nombreuses anecdotes enfouies dans ma mémoire remontent à la surface. Cet auvent ? Je m'y suis abrité pendant une tempête de grêle. Ce parking au pied des pistes de ski ? J'y ai dormi deux nuits de suite. Ce petit café ? J'y ai certainement écrit quelques lignes de mon guide pendant une fraîche soirée. 

Je regarde dehors, je vois des paysages, mais je vois avant tout des souvenirs. Je me sens léger, rêveur, comme souvent quand je suis en mouvement et que je voyage. Mais soudain, à l'approche d'Enontekiö, terminus du bus, je vois un panneau "Kautokeino, 80 kilomètres" et je m'agite. Et si j'avais eu les yeux plus gros que le ventre ? Je me pose des questions mais je fais de mon mieux pour chasser le doute de mon esprit. Ce n'est pas le moment de tergiverser. 


Une fois à l'extérieur, je rejoins la sortie du hameau en marchant. Il est 16 heures, je commence à faire du stop. Durant la première heure d'attente, 15 voitures passent, aucune ne s'arrête. Je m'y attendais. Il me reste du temps, j'essaye d'être positif au possible. Après 17 heures, trois voitures ralentissent devant moi et s'arrêtent un peu plus loin devant une maison. Trois fois, je me fais avoir puisque ces voitures ne font que se garer. Il est maintenant 18 heures, il neige, j'ai froid, et je réalise que j'ai oublié ma carte SD à Rovaniemi, à des centaines de kilomètres de là. Le moral n'est plus vraiment au beau fixe. A 19 heures, un monsieur s'arrête enfin mais ne doit se rendre qu'à 20 kilomètres de là où je suis. Je ne prends pas le risque de me retrouver au milieu de nul part alors que la nuit arrive doucement. 

Par la suite, je vois aussi une jeune femme passer en costume traditionnel Same. Elle va certainement au même endroit que moi mais ne s'arrête pas. Il est 20 heures, je sors la frontale et je retourne vers le centre du village. Je suis déçu. Où vais-je dormir ? Et demain, que dois-je faire ? Rentrer à Rovaniemi ? Aller à Kautokeino coûte que coûte ? Le regard désolé des quelques passants ne m'aident pas à réfléchir. La faim n'est pas bonne conseillère non plus. Je me résigne à attendre quelques minutes de plus au dernier croisement avant de trouver un lit pour la nuit, et alors que certains habitants m'invitent au karaoké du village pour boire un verre, un camion lituanien s'arrête devant moi. Je cours vers la porte et lui demande s'il va à Kautokeino. Il ne parle pas anglais mais me dit de monter. Je lui redemande s'il va à Kautokeino mais ne semble pas connaitre cet endroit. Quelques secondes plus tard, il me dit "Alta, Alta !" et je comprends que nous empruntons le même itinéraire. 


Je peux enfin souffler et me réchauffer. Je lui montre une photo de la Tour Eiffel pour lui faire comprendre que je suis Français. Plus que jamais, alors que la nuit est déjà bien présente, je profite des paysages extérieurs. Qui aurait pensé que la Laponie est si réconfortante depuis une cabine de camion ? Après le bus, le train, le vélo, la marche, la voiture, le van, je suis maintenant dans un semi-remorque en Laponie. Sans le vouloir, j'ajoute un moyen de transport à ma liste et j'innove. Quel sera le prochain ? 

Après une petite heure de route, un passage de frontière et un petit renard roux au bord de la route, j'arrive à Kautokeino, au culot. Je saute de la cabine, qui est bien plus haute que ce que je pensais, j'évite de me tordre un genou et je file au camping déposer mes affaires. Je loge dans une petite cabane froide entourée de neige. Je m'y sens rapidement bien, il n'y a aucun bruit, tout est à sa place et rien n'est superflu. 


Après avoir rapidement mangé, je décide d'aller aux concerts et la gérante du camping, Marit, bienveillante et volontaire, m'emmène en voiture sur les lieux. Malgré moi, je passe plus de temps à regarder son costume Sami (aussi appelé koltgákti, ou kofta selon les régions) que la route en elle-même. Je suis comme attiré par ces symboles et ces bijoux autochtones. Une fois sur place, je réalise que presque tout le monde porte un costume traditionnel, sauf moi et ceux qui travaillent dans l’événementiel. Je reconnais les costumes de Kautokeino, les plus nombreux, et devine aussi des symboles venant d'autres régions du Sápmi. Je découvre de nouveaux groupes de musique et j'observe ce qui se passe autour de moi. Tous mes sens sont en éveil. 

On me parle en plusieurs langues. On me dit bonjour en sami - Bures bures - et on me demande comment je m'appelle en norvégien - Hva heter du. Aussi, j'apprends à dire santé - Máistte - et je discute avec des locaux. Les mêmes questions auxquelles je crois avoir appris à répondre reviennent encore: "Pourquoi es-tu là ? Voyages-tu seul ?" J'explique une fois de plus, avec conviction et malice, que voyager seul est le meilleur moyen de ne jamais être seul, et pour confirmer mes propos, je leur fais comprendre que je ne suis actuellement pas seul mais entrain de boire un verre avec des jeunes de Kautokeino. Eux aussi, ils semblent me comprendre et se contentent de répondre: "Máistte !". Cela me plaît. 

Jörgen Stenberg, artiste que j'ai découvert à Kautokeino 

Au fil de la soirée, j'en dis le moins possible sur moi, je ne veux pas être au centre de l'attention, et je cherche à ne pas tomber de mon petit nuage après ma journée pleine d'aventures. Je croise une chercheuse de Suède que j'avais rencontré il y a quelques mois non loin de la Tour Eiffel, encore elle, et j'ai aussi la chance de tomber sur Sofia Jannok, chanteuse Sami connue et reconnue à travers toute la Scandinavie. Je me dis que le monde est petit, encore plus ici, et je crois que c'est certainement mieux comme ça. A la fin de la soirée, je rentre en marchant avec un jeune éleveur plutôt bien éméché. Il me parle de sa femme, de sa famille et de ses rennes et me répète qu'être éleveur est un mode de vie et non un travail. Il semble fier d'être qui il est.

Une fois dans mon lit, je m'emmitoufle sous plusieurs couettes, je m'endors rapidement. Je suis dans un autre monde. Celui du Sápmi. Celui de l'unique communauté autochtone d'Europe. Celui des Sami, peuple du soleil et du vent. L'inattendu a son propre nom : Kautokeino, ou plutôt Guovdageaidnu

Vi ses,

Léon

Commentaires

  1. Bures bures !
    J'ai adoré ce texte :) ce festival a vraiment l'air chouette, je suis allée voir le site, du coup. Merci beaucoup pour le partage...

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire Sarah ! Je pense bientôt faire un article sur la musique Same, cela devrait te plaire :)

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  2. Quelle habilité dans le récit et quelle beauté dans ces perles distillées dans le récit ! Les références au passé, la Tour Eiffel au chauffeur lituanien, les pensées sur le voyage en solo, la Laponie depuis un camion...

    J'adore !

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    1. Un grand grand grand merci à toi pour ce commentaire ! :)

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