Interview : Jenni de Suohpanterror, la terreur du lasso

Bures bures, 

Suohpanterror est un collectif d'artistes autochtones provenant du Sápmi, tout au nord de la péninsule scandinave. Depuis quelques années, ces artistes imaginent des affiches de propagande pour s'exprimer et aborder des thématiques nouvelles. Avant tout, ils souhaitent protéger leur territoire ancestral face à l'exploitation des ressources naturelles, et essayent aussi d'obtenir plus de reconnaissance en tant que population autochtone auprès des états nordiques. Jenni, l'une des personnes à la base de ce projet, a accepté de répondre à mes questions lors d'une interview réalisée sur Skype en avril 2015. Des sujets les plus émouvants aux plus révoltants, elle n'hésite pas à voir les choses en face pour le bien de sa communauté.

 © Carl-Johan Utsi, carljohanutsi.com

Bonjour Jenni, peux-tu nous raconter brièvement l'histoire de Suohpanterror ?

Suohpanterror a été crée pour réagir face à la colonisation incessante du Sápmi. L'art est notre propre moyen d'expression. Nous l'utilisons pour nous faire entendre et essayer d'avoir plus de droits en tant que population autochtone. A travers nos affiches de propagande, nous cherchons à transmettre des messages forts. Nous voulons partager notre "fighting spirit" et exercer une forme de résistance. Notre but est de mettre en avant une nouvelle manière de protester et nous agissons ainsi pour un meilleur futur, plus de justice et surtout, plus d'égalité. En tant qu'être humain, nous pensons aussi avoir la responsabilité de protéger les autres êtres vivants. Nous faisons alors de notre mieux pour préserver la terre, qui a à nos yeux elle aussi le droit de vivre. Il est difficile de dire exactement quand ce collectif est née, cela fait un moment que les différents membres discutent ensemble, mais les premières affiches sont en tout cas arrivées sur Facebook courant 2012.
 
© Suohpanterror 

Que signifie littéralement "Suohpanterror" ? Que représente ce nom ?

Dans notre langue maternelle, qui est la langue Same, "Suohpanterror" signifie "la terreur du lasso". Ce nom original cherche à montrer que nous sommes un peuple pacifique qui essaye aujourd'hui de se battre avec ses propres armes. Le lasso est un objet important pour les Sames. Il a très une forte valeur symbolique et est utilisé depuis des centaines d'années pour attraper les rennes. Ainsi, le lasso peut être présenté comme notre arme à nous, mais c'est une arme qui n'est toutefois pas vraiment comme les autres : le lasso ne sert qu'à attraper, il ne fait par définition pas de mal. Le lasso ne tue pas, et dans ce sens, le lasso est une arme pacifiste. Quelque part, avec ce nom, nous pourrions aussi dire que nous essayons d'attraper la terreur pour mieux la contenir.


© Suohpanterror 

La majorité des membres de Suohpanterror est anonyme. Pourquoi ?
 
En fait, je suis le seul et unique membre du collectif qui n'est pas anonyme. La raison principale est que nous vivons dans des petites communautés où presque tout le monde se connait. Nous sommes confrontés au racisme de manière presque quotidienne et nous sommes aussi souvent provoqués, charriés, moqués. Les membres de Suohpanterror sont avant tout anonymes pour se protéger et avoir une vie aussi normale que possible. Qui plus est, pour nous, travailler de manière anonyme nous aide à être plus efficace et à nous concentrer sur les choses qui ont vraiment de l'importance. Nous pouvons travailler dans l'ombre, nous consulter et aller de l'avant. Le fait d'être anonyme peut aussi apporter une petite part de mystère autour de notre mouvement, mais après tout, nous ne savons pas ce qui se passera demain et personne ne peut dire si nous resterons anonymes à l'avenir.


© Suohpanterror 

Votre art est profondément politique. Quelles émotions essayez-vous de provoquer ? 

Cela dépend du message que nous voulons faire passer. Aujourd'hui, nous sommes avant tout énervés, déçus, amers, en colère. Nous en avons ras le bol de ce qui se passe. Nous ne savons pas toujours quoi faire, mais au fond de nous, nous avons la conviction que nous devons faire quelque chose. Nous utilisons l'art pour avoir plus d'influence sur ce qui se passe chez nous. Nous essayons de susciter plusieurs types de sentiments parce que c'est là que réside tout le pouvoir de l'art : créer des émotions, poser des questions, montrer les choses de manières différentes. A travers notre travail, nous allons parfois d'un sentiment à un autre, nous sommes flexibles et nous pouvons par exemple être ironiques, sarcastiques ou satiriques. Nous pouvons essayer de susciter de la colère mais parfois nous cherchons aussi à faire rire. Notre idée est de faire resurgir des sentiments enfouis dans le coeur des gens. Ressentir, c'est se souvenir. Nous utilisons donc différents sentiments pour nous exprimer, agir et faire réagir.  
 
© Suohpanterror

Justement, à qui vous adressez-vous ? 
 
Le langage utilisé sur les affiches est souvent un très bon indicateur. Parfois, nous souhaitons seulement nous adresser à notre communauté. Nous utilisons donc la langue Sami. D'autres affiches sont plus générales et la langue sera alors souvent l'anglais. Ces posters s'adressent au monde entier et l'idée est de faire réfléchir et de débattre. Nous voulons dépasser les frontières nordiques et essayer de développer notre influence au niveau international. Nous souhaitons attirer l'attention sur certains problèmes et nous essayons aussi quelque part de trouver du soutien. Nous ne voulons et ne pouvons pas perdre notre culture. Ce n'est pas envisageable. Malheureusement, les choses ne changeront pas si nous travaillons seulement au niveau scandinave. C'est pourquoi nous cherchons à collaborer avec d'autres populations autochtones arctiques qui sont souvent dans la même situation que nous. Nous nous rassemblons pour agir ensemble. Par exemple, nous souhaitons aller à Paris à l'occasion de la Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21). 
 
© Suohpanterror 

L'art a de plus en plus été utilisé ces dernières années pour critiquer l'attitude des états nordiques. Assiste-t-on à un renouveau à ce niveau-là ? 
 
C'est une question très intéressante. Les choses évoluent depuis les années 1970. A cette époque-là, la culture Sami a commencé à renaître et un mouvement politique Same s'est développé petit à petit. Durant les années 1980, 1990 et 2000, la société Same moderne a vu le jour. Au fil du temps, nous avons obtenu plus de droits, notamment à travers des parlements autochtones en Norvège, Suède et Finlande. Malheureusement, ce n'est toujours pas suffisant et notre accès à la terre et aux ressources naturelles est toujours limité. Les mines, les infrastructures et l'industrie forestière détruisent les derniers endroits sauvages d'Europe. Je le sens dans mon âme. Je le sens dans mon corps. Cette terre, celle de mes ancêtres, celle de mon peuple, est tellement exploitée. Il n'y a plus de place pour nous ici. L'espace devient de plus en plus petit et cela crée des soucis à plusieurs niveaux. L'élevage de rennes, part essentiel de notre identité culturelle, est très sévèrement impacté. Nous essayons d'agir aujourd'hui parce que la situation est de plus en plus critique. Nos droits n'évoluent plus, les choses stagnent à nouveau. Depuis les années 2010, nous utilisons de nouvelles armes et nous développons une nouvelle forme de révolution culturelle. Cette dernière doit être aussi forte que possible. Nous nous réveillons tous ensemble et ce mouvement est incroyable. Nous voulons vivre au lieu de seulement survivre.

© Suohpanterror 

Certains comparent le mouvement de Gállok à celui d'Alta. Qu'en pensez-vous ? 

La comparaison est forcément tentante. Le combat de Gállok est extrêmement symbolique en Suède. La couverture médiatique a été intéressante. C'était difficile de ne pas parler de nous avec toutes les actions organisées. Nous avons au moins réussi à ne pas être totalement ignorés. C'est un début. Ce conflit a une valeur très importante pour nous mais malheureusement, ce n'est pas le seul endroit qui pose problème. Il y a d'autres batailles à mener dans d'autres régions du Sápmi. Après, le monde était différent dans les années 1970. Il y a 10 ans, un mouvement a aussi suscité de l'attention en Finlande, à Inari. A cette époque, on parlait aussi du nouvel Alta, mais l'impact a finalement été assez faible au niveau local, du moins moins qu'espéré. Ainsi, nous ne savons pas quel influence aura le mouvement de Gállok dans le futur. Cela ne dépend pas que de nous. Dans quelques mois, une décision sera prise concernant l'exploitation minière de la région de Gállok et j'ai bien peur que la réponse soit oui. Les lobbys sont tellement puissants que nous avons du mal à faire face. Malgré tout, nous continuons de nous battre, nous avons besoin de Gállok, nous avons besoin de cet exemple symbolique. C'est une base pour le futur. Si les autorités suédoises décident de valider ce projet minier, nous souhaitons aller à l'échelon supérieur et contacter les Nations Unies ou l'Union Européenne. Nous n'allons pas abandonner. 
 

© Suohpanterror 

Début 2015, la Finlande a repoussé l'implémentation de la Convention ILO 169 sur les droits des peuples autochtones. Quelques semaines plus tard, le parlement suédois a lui aussi refusé de mettre en place cette convention. N'est-ce pas un immense pas en arrière ? 
 
Oui, c'est incroyablement triste. La Suède est un paradoxe. La Suède est hypocrite. Je n'arrive pas à comprendre comment ce pays arrive encore à critiquer d'autres nations au niveau international. Par exemple, comment la Suède peut-elle dire que la Chine n'a pas respecté les droits de l'homme alors qu'elle n'essaye même pas de travailler dans le bon sens sur son propre territoire ? La Suède et la Finlande ont vraiment peur de la Convention ILO 169 sur les droits autochtones. Ces pays n'ont pas la volonté politique de résoudre le problème. J'ai envie de croire qu'ils pourraient trouver une solution si ils le souhaitaient vraiment. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Ils ne sont pas intéressés par notre situation, ils s'en moquent et ne pensent pas aux répercussions au niveau local. Nous ne savons pas comment faire changer les choses, nous sommes si peu face à la majorité. Nous souhaitons avoir de l'influence à tous les niveaux, mais c'est compliqué. On nous met trop souvent des bâtons dans les roues.

© Suohpanterror 

Idéalement, comment pourrions-nous vous soutenir ? Il semble presque impossible d'agir sans être directement sur place. 
 
C'est vrai, beaucoup de gens veulent nous aider mais en même temps, il y a tellement peu d'information à propos de notre situation. Même si nous avons des parlements et des ONGs, la coopération entre les différents organes est souvent difficile au niveau local, là où les choses doivent changer en priorité. Je pense que les idées doivent émerger de la base. Notre problème est lié aux droits de l'homme, ni plus ni moins, et je comprends alors que d'autres personnes peuvent être indignées par notre situation actuelle. Chaque être humain, peu importe sa nationalité, devrait toujours faire de son mieux pour mettre en avant les droits de l'homme. Un problème relatif aux droits de l'homme devrait être le problème de tout le monde. Concrètement, nous essayons de mettre en place des campagnes de financement participatif mais il est parfois difficile de trouver du soutien. Nous vendons aussi des affiches et avons des idées pour grandir. Au final, nous faisons beaucoup d'expositions à l'étranger et nous allons aussi mettre en ligne un nouveau site internet.

© Suohpanterror 

Aller plus loin: 
La page Facebook de Suohpanterror 
Le compte Instagram de Suohpanterror 
Le site Internet de Suohpanterror

A bientôt,

Léon


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